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Les villes de demain où le vélo serait roi

Les Echos / 11 janv. 2021

Au royaume de l’automobile, une petite révolution est en

cours : l’implantation généralisée du vélo au centre de

l’urbanisme allemand. L’enjeu : dépasser le cercle des initiés

et des inconditionnels pour faire du vélo un moyen de

locomotion accessible à tous, des enfants aux personnes

âgées.

Nathalie Steiwer (Correspondante à Berlin)

Visionnaire mais pragmatique. Jana Kühl est trentenaire, cycliste, surdiplômée et

surtout unique en son genre : elle est devenue en novembre la première professeur

universitaire de « cyclisme » en Allemagne. Cette experte en urbanisme à l’Institut

de gestion du trafic à Salzgitter en Basse-Saxe mettra son savoir-faire à la

disposition des communes qui souhaitent améliorer leurs réseaux cyclistes. Six

autres chaires similaires doivent être créées grâce à un financement public de

8,3 millions d’euros. Un signe qu’au pays de BMW, Mercedes et Volkswagen, les

politiques publiques passent à la vitesse supérieure pour intégrer encore davantage

le cyclisme dans l’urbanisme des villes de demain.

Changement de mentalité

« Le phénomène est relativement récent : jusqu’à il y a cinq ou six ans, le vélo

n’était pas du tout en tête de l’agenda urbain », note Stephan Rammler, directeur

à l’institut d’études sur les technologies du futur à Berlin (IZT). Il était temps :

depuis mars 2020, un quart des Allemands ont enfourché leur vélo plus souvent

qu’auparavant . Surtout, un tiers des nouveaux cyclistes ont l’intention de

continuer après la pandémie, estime la fédération allemande des cyclistes,

l’ADFC.

« Le problème est que l’infrastructure ne suit pas, note Dagmar Köhler, de

l’Institut allemand d’urbanisme, le DIFU, il ne s’agit plus de convaincre des

habitués qui iront travailler à vélo quelles que soient les conditions mais d’avoir

un réseau inclusif, accessible pour les enfants, les personnes âgées, les familles

avec leurs vélos cargos. » Or grignoter le 1,5 mètre nécessaire à la sécurité des

cyclistes sur des plans tournés vers l’automobile n’est pas un combat gagné

d’avance. C’est là que commence la mission de Jana Kühl pour « accompagner

une redistribution de l’espace », expliquait-elle lors de son entrée en fonction.

Des autoroutes à vélo

Parce que ce changement de mentalité ne se décrète pas, les initiatives se

multiplient pour tester des solutions « provisoires », souvent appelées à durer.

Une fois n’est pas coutume outre-Rhin, le pragmatisme à la française est cité en

exemple. Avec ses marquages au sol provisoires et les plots en plastique imposant

de nouvelles distances de sécurité, le modèle parisien « permet d’expérimenter

pour passer plus rapidement de la planification à la mise en oeuvre », constate

Dagmar Köhler. Le « modèle pop-up » a été suivi notamment par Berlin,

Stuttgart, Cologne ou Munich depuis mars dernier. La nécessité fait loi : la part

des trajets à vélo a progressé de 20 % à Munich.

Après plusieurs mois de guérilla juridique, la ville de Berlin vient de remporter le

6 janvier en dernière instance le droit de maintenir sa vingtaine de pistes

provisoires installées au début de la pandémie. Ce succès juridique pourrait

accélérer la construction du réseau de voies rapides lancée en 2017. Avec ses

ponts au-dessus des carrefours, cette « autoroute pour vélos » d’une dizaine de

voies s’inspire de celles de Copenhague et sera développée par des ingénieurs

danois. Elle devrait être achevée en 2022 ou 2023, « au mieux », promet

désormais le Sénat de Berlin.

Pour l’heure, le projet d’autoroute pour vélos le plus avancé d’Allemagne traverse

la Ruhr. Pharaonique à l’échelle du vélo, cette voie d’une centaine de kilomètres

devra relier à terme 53 villes et quatre universités avec des pistes de quatre mètres

de large, éclairées et équipées de ponts et de tunnels pour éviter les intersections.

D’un coût évalué à plus de 180 millions d’euros, « la plus longue autoroute

cyclable du monde » se traîne : alors qu’elle devait être achevée en 2020, seul un

tronçon d’une douzaine de kilomètres reliant les villes de Mühlheim et d’Essen

essuie les plâtres.

Un quartier où le vélo a priorité

Dans la ville de demain, il ne suffit pas de rallier rapidement les centres, il faut

aussi pouvoir y circuler. Une autre expérience est observée avec intérêt dans toute

l’Allemagne, celle de Brême, qui a inauguré en juillet le premier quartier

entièrement converti au vélo. Planifiée depuis quatre ans, cette expérience a coûté

environ 3,5 millions d’euros aux pouvoirs publics. Il comporte des croisements

adaptés, davantage de place pour garer les vélos et des centres de réparation. Ici,

les vélos ont la priorité, et les voitures ne sont que tolérées pour certains usages.

La démarche devrait « donner une impulsion à de nombreuses villes d’Allemagne

et d’Europe », espère la sénatrice de Brême Maike Schaefer. Au passage, la ville

teste de nouvelles signalétiques, qui ne sont toujours pas harmonisées en Europe :

peintes en rouges, vertes ou bleues, les pistes cyclables européennes s’unissent

surtout dans la diversité.

KoMoDo : le futur de la livraison

Cette révolution du « vélo-taf » à l’allemande a été accompagnée par une autre

lame de fonds : la livraison à vélo. Dans la ville de demain, 30 à 40 % des

livraisons pourraient être assurées par des deux ou trois roues sur les derniers

kilomètres, assure Stephan Rammler.

Très suivie en Allemagne, une expérience de microdépôts qui font le relais entre

les camions et les « derniers kilomètres » jusqu’aux destinataires a été lancée au

printemps 2018 à Berlin. KoMoDo est une coopérative commune à DHL, DPD,

GLS, Hermes et UPS. Les cinq principaux services de messageries se partagent

des dépôts pour les colis provisoirement installés dans des conteneurs, des

toilettes mobiles et une salle commune où les coursiers peuvent se poser.

L’objectif est de déterminer si les vélos cargos sont effectivement une alternative

durable aux camions sur ces « derniers kilomètres ». Signe de l’intérêt pour cette

expérience, l’Institut allemand de normalisation est associé au projet. Menée dans

le quartier « bobo » et dense de Prenzlauer Berg à Berlin, cette expérience n’est

pas forcément reproductible telle quelle dans les villes moins denses,

reconnaissent ses promoteurs. Pragmatique, Jana Kühl, l’a dit lors de son entrée

en fonction : en matière d’urbanisme, « il n’y a pas de solution universelle ».

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Le carrefour : noeud du problème

Signe de la révolution à l’oeuvre sur les routes allemandes, même l’Automobile

Club allemand, l’Adac, s’est emparé de la sécurité des cyclistes. En

septembre 2019, l’Adac avait analysé le noeud du problème : les carrefours, où se

produisent les deux tiers des accidents cyclistes. Seulement 28 % des carrefours

testés étaient « suffisamment » sécurisés, selon l’Adac. Il recommandait une série

de mesures pour améliorer la visibilité : éviter les grands panneaux d’affichage,

couper la verdure fréquemment ou installer des bornes pour empêcher le

stationnement dans les zones d’intersection.

Une mesure échappe aux conseils de l’Adac : installer des feus alternés qui évitent

les virages à droite au moment où les piétons et cyclistes passent. Meilleure

solution selon la fédération allemande des cyclistes, l’ADFC, ces feux alternés ne

sont pas très aimés des automobilistes parce qu’ils augmentent les temps d’attente

aux intersections.

En revanche, le partage de l’espace a fait son chemin. En octobre dernier,

l’Automobile Club allemand a publié les résultats d’un test montrant qu’un tiers

des pistes cyclables ne respectent pas les largeurs recommandées. Seul le réseau

de Kiel était « suffisant » sur les dix villes allemandes testées. Le club a donc

adressé une série de recommandations pragmatiques aux communes, invitées

notamment à éviter d’associer les pistes cyclables aux chemins pour piétons et

surtout faire des pistes étroites l’exception plutôt que la règle.

Les chiffres clés

L’objectif du plan national allemand pour le cyclisme achevé en 2020 était de

porter la part modale du vélo à 15 %. Elle atteint 11 % en moyenne, 15 % dans

les métropoles mais près de 45 % dans les villes les plus favorables au cyclisme,

comme Oldenbourg et Münster.

Dans son nouveau plan, l’Etat allemand prévoit d’investir 1,46 milliard d’euros

pour la promotion du vélo et l’extension des infrastructures cyclables d’ici à 2023.

Il y avait 76 millions de vélos en 2019 en Allemagne, soit 9 millions de plus qu’en

2005, selon l’association allemande de l’industrie du vélo.

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